RETOUR : Coups de cœur

 

Boris Gamaleya sous le volcan.
Texte mis en ligne le 1er février 2001.
© : Serge Meitinger.
Ce texte est publié par ailleurs sur le site Inventaire/Invention.

Serge Meitinger enseigne et vit à la Réunion. Autres textes de lui ici publiés : Les Eaux étroites de J. Gracq, et Sur la recherche et l’enseignement : spécificités d’une voie littéraire.


BORIS GAMALEYA SOUS LE VOLCAN

Boris Gamaleya, né en 1930 à La Réunion, d'un père Russe blanc et d'une mère créole, le plus grand poète réunionnais vivant, est un poète du bout du monde, chantre de son île natale qu'il dut quitter quelques longues années pour un exil administratif (quand Michel Debré, premier ministre et député de l'île, envoyait exercer en métropole les fonctionnaires natifs soupçonnés, en raison de leur engagement politique, de prêcher l'autonomie voire l'indépendance). Depuis qu'il est revenu chez lui, ayant pris ses distances envers le parti communiste, vivant une expérience spirituelle et poétique, intime et intense, il se tient, au cœur de l'île, dans le retrait et le silence, ne consentant que de temps à autre à laisser paraître sans tapage le fruit de ses veilles. Tous ses livres ont paru à La Réunion. Il nous a semblé instructif de placer notre approche panoramique de l'œuvre sous le signe du volcan, qui est un emblème flamboyant de l'île, alliant la dimension tellurique à l'imaginaire.


Toute l'œuvre de Boris Gamaleya est happée par un désir d'unité et de pureté qui est celui d'une (re)naissance « en une âme et un corps » placée sous le signe de l'origine enfin authentifiée, fut-elle toujours à projeter au sud du Grand Sud ou à faire encore progresser vers « le Royaume des Eaux Blanches ». Or l'origine est un sans-fond, une béance singulière qui nous déchire et nous expose et le désir est fort d'en « colmater » la faille, d'en « rabouter » les lèvres ouvertes, ou de se jeter tout vif dans le feu du sacrifice qui consume, purifie et retrempe les métaux primitifs. La première image du volcan, comme support identitaire de l'île, est celle du feu de l'holocauste dans Vali pour une reine morte (1973 et 1986), poème premier et fondateur, fortement inspiré par l'alexandrin plastique et robuste de Leconte de Lisle et qui forge poétiquement un mythe :

je te salue
                         île incandescente

             grésillent
                         la chair
                                                  et le bois
le vent élève vers nos faces
l'encens
                 d'une fumée pestilentielle


L'ambivalence est patente entre la grâce ouvrante de la prière comme de l'offrande sacrée et la pestilence d'un « retour  » (en plein visage) marqué par l'horreur et l'irrémédiable, l'inachevé. Cette épopée, qui embrasse avec vigueur et couleur le destin de cette île qui fut une colonie de plantations, associe en un même lyrisme les splendeurs propres au relief altier d'une île géologiquement et historiquement jeune encore et le combat pour la liberté des Noirs marrons fuyant l'esclavage et trouvant refuge dans les sites les plus inaccessibles. Véritable « légende des cimes », les noms des fugitifs contribuent à baptiser les hauts de l'île-reine et leur litanie évoque une langue primitive épelant l'origine, une origine teintée de douleur et de sang. Le propos du poète est de remonter à travers les mots et les nominations convenues jusqu'au vrai Nom, seul susceptible de faire entrevoir le Réel de l'île dans son incommensurabilité même et de lui faire ainsi dignement allégeance. Pour ce faire, il invente une langue qui associe et unifie tous les lieux de l'île, rivages et pitons, récifs et laves coulées sous la mer et le feu de la fournaise mais la Reine reste morte : il ne réussit pas à reforger le Nom et ne fait pas encore spécifiquement parler le magma. Ce qu'il va tenter bientôt en se tournant vers une antériorité plus obscure, plus archaïque, en s'efforçant d'associer l'entreprise d'« habiter l'île » aux flux océaniques et telluriques qui sont à la fois cosmogonie et volcanique genèse, naissance d'un monde ouvrant une carrière accidentée à l'humain… Dans les deux recueils (publiés ensemble) : La Mer et la mémoire, Les Langues du magma (1978), la mer rince en quelque sorte les miasmes coloniaux et colonialistes, l'histoire trop temporelle et elle prélude à une victoire de l'éternel sur le politique (l'engagement, au sens de ces années-là, est en train de jeter ses derniers slogans) ; Les Langues du magma s'ouvrent sur une citation d'Ernst Jünger qui en trace la portée symbolique :

L'ordre humain ressemble au Cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme.


La flamme peut encore s'appeler « révolution socialiste » ou le brasier « développement » — voire « mon indépendance » — mais le sens symbolique et spirituel commence à l'emporter, comme le feu encore caché au cœur du Seigneur, du Dieu extraeuropéen, Dieu du « sud régénéré », nommé en malgache (où Dieu se dit Zanahary) : de solides et très classiques alexandrins scandent les vertus et le dépassement du sacrifice par le feu :

zanaar ô ! tu es ma douleur mon ivresse
la danse de la feuille en prélude à l'averse
la transe de la cible aux trilles de l'éclair
débassine engluée en le cri de ma race !

tu es mon sang ma sainte face
cœur de cime où pulse la séquence du feu
soleil qui processionne au cuivre des karlons
agile communion de sagaies et d'étoiles

zanaar ô ! tu es la riposte à l'impur
l'oméga absolu camouflé sur ma rampe
à l'aube tintera le doux nom de la reine
un oiseau flamboyant sur l'or des orchidées

zanaar ô ! tu es le sud régénéré
marine où le couchant incinère ses ombres
mascarine du vent sur les croix délétères
longue route aux fumées de la nuit éclatée

Le livre qui rassemble ordre humain et Cosmos, qui fait leur » route aux fumées de la nuit éclatée  » (sans pestilence, pour l'heure), se termine tout de même, reste de flamboyante militance, sur l'injonction : « LE COMBAT CONTINUE.  »


C'est bien sûr Le Volcan à l'envers ou Mme Desbassyns, le Diable et le Bondieu (1983) qui noue le mieux l'entreprise de Gamaleya et le monde du volcan. Théâtre lyrique, dans la lignée langagière (du haut-langage un peu apprêté ou de l'artifice délibéré) des tragédies d'Aimé Césaire, l'action plus symbolique que dramatique s'inspire d'une triple légende propre à l'imaginaire de l'île : celle, déjà mise en scène dans Vali, des Marrons réfugiés dans les hauts de l'île et y créant une sorte de royaume inversant les données et les valeurs du monde colonial des plantations ; celle de grand-mère Kal', conte destiné à effrayer les enfants, qui fait du volcan le repaire de la sorcière dont la figure est inspirée par Mme Desbassyns (grande dame du siècle dit des Lumières, restée célèbre pour les mauvais traitements que sa sévérité excessive, et peut-être inspirée par une secrète jouissance, infligeait à ses esclaves) ; celle qui voudrait que, sous le volcan, les maîtres esclavagistes se retrouvent esclaves à leur tour, soumis, pour expier, au sort peu enviable qu'ils réservaient eux-mêmes à leurs Noirs (c'est bien sûr le sort réservé à Mme Desbassyns)... Mais l'image, trop simple, de ce monde à l'envers, de cet Enfer où l'on est puni par où l'on a péché, est compliquée ici par les caractères particuliers donnés aux personnages du Diable et d'Ombline (Mme Desbassyns). Le Diable est un Diable romantique qui porte la revendication de justice et de liberté, qui envie son frère le Christ et qui contribue plus au rachat qu'à la punition ; Ombline, d'abord violemment opposée à ce Diable cafre (incarnant crûment le peuple de ses Noirs), comprend progressivement que le Bondieu colonial auquel elle s'est assujettie n'est qu'une caricature et que le vrai Dieu est bien le jumeau du Diable ici présent ou même d'Iblis, diable musulman et mystique présenté à travers une longue citation d'un poème du poète pakistanais Iqbal, évoquant le bruissement de l'Aile de Gabriel (thème mystique soufi). Cette étrange descente aux Enfers, liée à la progressive descente au cœur du volcan, devient un mythe de salut et Ombline y acquiesce pleinement, au point de devenir elle-même l'emblème régénéré de l'île, car le drame souterrain qu'elle vit et revit ainsi renverse la malédiction propre à la lourde mémoire des faits ancestraux et à la haine entre les races pour réinventer et réengrener sans cesse à neuf le cours du temps... Ce, grâce au feu central, rédempteur et purificateur : la fin du prologue est un acte de foi en la Terre-Mère prononcé par un chœur de récitantes, reprenant une fois encore des airs et des thèmes malgaches :


S'en vient une hypervie élevons nos enjeux
La Terre-Mère auto-féconde ses entrailles
Enfance ! Enfance !

(berceuse antankarane)

ô déploiement futur de quoi seras-tu fait ?
ô croix visionnaire blanche écume du ciel...
du feu désir social !
du feu larmes d'amour !
âme et corps ont enfin scellé leur unité
de rumeur récifale
                           explicit éperdu
                           incipit bienvoulu
C'EST LE FEU QUI VOUS DIT
             SOYEZ LES BIENVENUS !


La parthénogenèse de la Terre-Mère devient, après les péripéties de la descente infernale (la montée le long des flancs du cratère suivie de la descente à l'intérieur, l'affrontement avec le Diable puis avec Dieu ou plutôt avec Iblis jouant le rôle de Dieu, l'amour éperdu et rédempteur d'un adolescent romantique, la reconstitution palingénésique du monde de l'esclavage, l'ivresse finale d'Ombline), cette parthénogenèse devient l'enfantement anonyme et universel d'Ombline qui devient la Reine vive, « Magma Mater », « Reine jubilatoire », de l'île dont elle prend le commandement symbolique :


Je légifère
je récupère
                  l'Éden-Enfer
que le temps s'abolisse au cœur de l'oiseau vert !
O palingénésie apocalypsulaire
je dis merci à ceux qui m'ont ensemencée
le superréalisme inverse leur croyance
je suis l'éternité guérie du froid
charge de foudres d'équateurs intarissables
projetant vers les nues l'arbre carambolesque !

Tout ceci est, bien sûr, à prendre cum grano salis : l'on a les mythes que l'on peut et bien moins qu'on ne voudrait avoir sans doute ! L'Épilogue ramène parmi les Marrons du prologue qui font le point sur ce qu'ils ont entrevu et sur ce qui passe désormais pour la « vraie clarté », « l'histoire éternelle du monde », sur ce monde à l'envers qu'un seul mot renverse à son tour :

Une voix

adieu mes origines
j'ai tout réinventé

Matouté

le feu et ses fumées
naissent mes nostalgies

Les voix

et notre vérité mémoire du chemin

Simangavole

que je me donne à toi
                                       incessible
refais en moi cette île
L'ENFANCE CONTINUE


Ce n'est plus le COMBAT c'est L'ENFANCE qui continue mais elle s'est reforgée, elle continue à se reforger par le passage et le partage du feu commun, elle efface les fumées ou les emporte !

Depuis quelques années, toutefois, il nous semble que, dans Le Fanjan des Pensées, Zanaar parmi les coqs, (1987) dédié au grand poète malgache Jean-Joseph Rabearivelo, puis dans Piton la nuit, (1992) le but du poème comme du recueil de poèmes soit plutôt de faire de l'île le lieu de convergence et de réfraction des flux du monde entier et en particulier de notre monde moderne, de faire de l'île en l'extrême particularité de sa présence, de sa prestance et de son histoire comme de sa dynamique interne et intime le crible de l'universalité au présent, le lieu d'une quotidienne renaissance qui est une persévérance et une redistribution des potentialités d'être :

Zanaar
induis en tentation
l'identité

fais que mon île
éclate
             au monde
jusqu'à très loin
             au fond de l'univers
et qu'au tableau
             de la nuit étoilée
soit aux dieux
                          bonne note
                          portée
INFINI CALEBASSE         (Zanaar parmi les coqs)

Gamaleya rejoint à sa façon le mythe de la gestation du jour, de la gésine solaire, cher à Rabearivelo, et il faut à cette île éclatée, écartelée, dispersée aux mille vents du monde et de l'histoire, affrontée au feu du ciel et de la terre, ressusciter comme Jésus (le poète redevient chrétien et plus que chrétien, catholique, au sens étymologique du terme) puisque « L'enfer glouton, bruyant devant ses pieds chemine » (A. d'Aubigné) :


forlancez moi le feu de cet enfer
pour voir trembler la nuit comme une rive blanche
ouvrez au divin souffle un verbe d'incroyance
la terre nous le rend plus proche que le ciel
parole d'inconnu ! pourquoi dire cela
et finir là un Dieu ponctué d'un quatre-étoiles
qui s'en ira au loin crucifier son mystère

impossible à l'amour d'en savoir davantage
sinon qu'il y aura toujours un lendemain
renaissance d'île infinie source de mer



La Croix-du-Sud dessine ici l'image du « kristancroi » (Christ en croix), repoussoir encore dans Le Volcan à l'envers, objet d'un redondant blasphème, et qui devient désormais image rectrice, porteuse d'espoir et de renaissance. Dans Piton la nuit, La Croix s'associe à La Clé pour ouvrir le matin :


LA CROIX AO RENAISSE

et les coqs édifient un pays de cocagne
terre rafale au cœur du Dieu cyclone
rouges letchis sont les Sainte-Rose de l'âme
mémoire de la nuit
reflux regain de sens
ailleurs recommencé
rivière
              transfigurée
que tu déployais ainsi qu'une chevelure
dans les mille et un lits de notre humilité


Dans la nuit, le ciel étoilé tient lieu de feu volcanique, feu volatilisé mais actif que les coqs rassemblent au matin pour accoucher le jour, pour accoucher la Croix alpha et oméga. Le volcan n'est plus la fournaise dévorante installée au cœur de l'île mais la dissémination universelle des feux et des lieux dans une dérive cosmique à laquelle nous nous devons de participer, laquelle nous devons apprendre à nommer, avec amour et par l'amour.

C'est pourquoi, dans le recueil le plus récent (puisque le tout dernier livre est plutôt un « roème  » !) : Lady Sterne au Grand Sud (1995), Sterne est à la fois femme, île et oiseau. « Cette Ingrid que les mers du sud accueillent » est une figure de l'amour lointain — nordique — qui vient en visite. Qui ne cesse de venir et de partir, au plus proche quand on la croit loin, au plus loin déjà quand on la touche. Et cette visitation suggère le mythe moderne à créer, le grand mythe austral qui trouverait ainsi son répondant dans le Grand Nord dont les mythes et les rites sont reconnus et encore actifs (la famille du poète est certes d'origine russe et, dès Vali, est évoquée in fine « ma russie noire »). Ce mythe austral ferait du déplacement ou du voyage vers le Grand Sud — de la quête du Sud — un mode d'appréhension privilégié de l'éternité comme de la modernité de notre monde et de son avenir. Et, pour ce faire, la femme, par l'entremise du poète amoureux, doit « originer » l'île en « l'habitant » enfin un moment pour permettre au poète de la recréer :


Les profondes origines ignorent nos frontières comme l'amour.

Je ferai de toi une présence autre. Je ne sais plus peut-être comme les choses me dissoudre et te retrouver ailleurs. Alors pour dire notre vérité profonde — avant de te suivre là où tu es — pardonne cette re-création. Habite, née de moi, l'île qui s'intensifie.


Cette invite à s'associer au mystère des origines par la grâce de l'amour est proférée comme une promesse de métamorphose et c'est aussi un acte d'allégeance et de soumission à l'autre et à l'ailleurs. Paradoxe : le poète ne peut s'approprier ce qui lui est propre et originel qu'en y appropriant la femme, la belle étrangère qui va bientôt repartir. Et ainsi il recrée, en lui et par lui, par ses images et l'éclat de ses mots, l'île comme la femme avant de les perdre à nouveau sauf en son rêve et en sa mémoire. Il donne aux lieux et aux événements la forme du visage aimé, il entend sa voix dans les sources, il fait de l'île le corps glorieux de l'aimée et du corps de l'aimée son île glorifiée. Le poète fait passer sur les éléments et sur les paysages, sur les noms et sur les choses du pays, sur les faits de l'histoire et sur les actes quotidiens de la vie moderne le vol migratoire de Sterne. Car la femme devenue île est encore l'oiseau qui vient de loin et qui, par le cycle de ses migrations, unit en un même monde les deux hémisphères. Sterne vient apporter en cette extrême avancée du peuplement humain un signe de sympathie et de compréhension de la part du « vieux monde » mais aussi la certitude qu'il faudrait encore aller « un peu plus loin » pour connaître la terre. Car habiter l'île, surtout quand cette île est La Réunion, en tout si diverse, ce n'est pas s'enfermer dans le cercle du même mais vivre en un écart sans cesse réouvert par rapport au même, c'est promouvoir l'idéal d'un détachement et d'une nomadisation sur place, d'un dépassement. Nous sommes loin, désormais, du volcan statique et enraciné, ce dernier, traité en fumeur de zamal (cannabis), est quelque peu ridiculisé au passage :


brèche (un cratère flanche)
             hors fulminance
stèle que le grand âge aère
pétrel au corps de lune
arqué de souvenirs
                                        à jour
cannes zamalisées de fumée en fumée
………………………………………….
le piton de Crac fume son hubble-hubble


Arraché aux racines telluriques et brûlantes, proches l'holocauste toujours renaissant, l'amour pour Sterne est devenu un sentiment cosmique et l'appel à une transcendance, dont l'image recoupe par instants les mille figures du sacré présentes en l'île, se fait souvent pressant. Et le mythe austral amplifiant la présence de la femme, île et oiseau, en un pressentiment de l'inconnu et du divin incite à répondre au propos dubitatif de Sterne demandant : « Crois-tu vraiment que nous puissions nous rejoindre un peu plus loin ? », en mettant résolument le cap au Sud. Qu'y a-t-il en effet entre l'île de La Réunion et l'Antarctique, en plus d'improbables îles Crozet et de fantomatiques Kerguélen ? Toute une mer et tout un ciel vierges d'humanité mais vibrant d'une toute divine lucidité. Les derniers mots sont bien :


île-croix
                 dernier plus
l'esprit coule de source
l'étoile continue


Et c'est en effet comme si le feu léger, dispersé, clignotant et aérien de « l'étoile » — collectif désignant l'infinie lueur céleste tapie dans l'arrière-nuit, amour de loin et promesse d'une renaissance dans l'« un peu plus loin » — avait résolument supplanté le feu central, maternel et mortifère propre à cet œil unique, cyclopéen et vorace qu'est un cratère embrasé. Après le COMBAT puis L'ENFANCE c'est L'ÉTOILE qui CONTINUE… jusqu'au « Royaume des Eaux Blanches »…

Comme la fin excède tout point final, l'origine précède toujours l'origine et suit aussi la fin : dans le livre le plus récent L'Île du Tsarévitch (1997) — autre décentrement — fait directement retour, cette fois, une origine plus ancienne, celle qui relie le poète à la vieille Russie et à son père, transfuge inspiré d'un natal plus lointain, situé plus en amont encore. Ce livre est un « roème », à mi-chemin entre roman et poème, œuvre de ferveur filiale, mythe familial et presque national, et il porte l'espoir fou, l'espoir inspiré d'une transmigration en l'île de l'âme ou plutôt du « corps glorieux » du Tsarévitch, échappant ainsi aux conséquences du massacre de la famille impériale en 1917 et poursuivant vers le Grand Sud une quête éperdue de liberté et d'essor, sa quête du royaume. Une Olga, qui est, à la fois, la sœur du Tsarévitch et celle du jeune Guéorgui Konstantinovitch (de) Gamaleya dit Mikhaïlovski (né à Kiev en 1897, mort à La Réunion en 1932), incite ainsi son frère à l'exil :

—  Petit frère, l'exil fait rutiler les coupoles de l'orthodoxie non pas au bout, mais au commencement de ce monde. L'exil les fait s'enfler des hymnes de ton enfance. Les mysticismes de nos Eurasies se sont unis pour que la lumière du matin submerge le monde d'une félicité dont nous avons toujours eu la nostalgie. L'amour de Dieu est là dans toute sa force comme une eau prête à partir. Nous allons l'ouvrir et la guider vers les terres à irriguer. Nous allons la faire passer dans le cœur endurci des hommes, et surtout celui ensauvagé des guerriers. Trouve ce que n'ont pas trouvé les Cosaques pèlerins… Le Royaume des Eaux Blanches !


Ce mythe né du Grand Nord parachève le mythe austral en lui donnant un but encore plus lointain et en lui révélant le nom même du Royaume et ainsi le roman des origines est ce poème inachevé, inachevable qui fonde l'île comme la frontière ou l'ultime étape avant un départ dans l'azur qui est aussi un commencement et qui ne saurait être que « glorieux » — ou n'être pas.

Serge Meitinger


Bibliographie de Boris Gamaleya

Vali pour une reine morte, 1973 et Graphica, Saint-André, 1986.
La Mer et la mémoire, Les langues du magma, AGM, Saint-Denis, 1978.
Le Volcan à l'envers ou Mme Desbassyns, le Diable et le Bondieu, ASPRED,
Saint-Leu, 1983 (réédité en 1998 avec le texte de l'Oratorio créé pour
célébrer le cent-cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage,
Océan-Éditions).
Le Fanjan des Pensées ou Zanaar parmi les coqs, AGM, Saint-Denis, 1987.
Piton la nuit, Editions du Tramail/ILA, Saint-Denis, 1992.
Lady Sterne au Grand Sud, Éditions Azalées, Saint-Denis, 1995.
L'île du Tsarévitch, Océan-Éditions, Saint-Denis, 1997.


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